Nouvelle n°1 – Le gardien du temps
Les rouages du temps ne sont jamais silencieux. Ils grincent, fument d’un sifflement strident et régulier. . ils pressent, frottent, tapent, s’entrechoquent, et toujours, ils tournent. Une seule règle régit une horloge : jamais elle ne s’arrête.
*
La rambarde métallique sur sa gauche venait soutenir le poids de sa conscience. Timothy montait les marches de la tour horloge qui dominait sa ville depuis bien avant sa naissance, s’appuyant d’un côté à la barre grise écaillé et de l’autre contre les briques rouges fripées du mur. Il se sentait lourd, prêt à trébucher. Sa tête tournait, son teint était pâle et le nœud papillon brun à carreau qu’il portait avait foncé de transpiration à force de tirer dessus avec ses mains moites. Il peinait à respirer. À faire face aux différentes parties cuivrées et étouffantes qu’il devait entretenir aujourd’hui. Pourtant, il finit par atteindre la plateforme du sommet, là où le cadran brillait dans la nuit comme un vitrail. Cette horloge était une œuvre d’art. Elle était faite de roues alignées, de gravures, de pièces de métal dorées et de verre qui formait des bulles transparentes comme la surface d’un lac sous la lumière du crépuscule. Ses deux aiguilles, démesurées, vibraient sous le mécanisme qui leur permettait de faire passer le temps. Leur envergure n’empêchait en rien leurs minuties. Face à ce magnifique mastodonte, les minutes en glaive et l’heure en poire, l’homme était bien impuissant. Son vertige le reprit, dépassé par le tic-tac d’une immortelle qui se moquait de rapprocher le moment de se faire remplacer par le cri de l’hallali.
22h51 s’imposa d’un mouvement rouillé et répété. Autour de lui, les tuyaux de cuivre et les engrenages chauffaient, produisant une fumée blanche par les trous réalisés pour faire s’échapper la vapeur du mécanisme. La chaleur était humide et son malaise s’amplifia tandis qu’il sortait de la poche de son tablier graisseux une clé à molette. Le premier outil qu’il avait eu en main et qui l’avait mené jusqu’ici. Jusqu’à la maladie. Son cœur à lui ne suivrait bientôt plus à ce rythme et l’angoisse le rongeait plus que la rouille ne menaçait cet endroit.
Un choc résonna. Pas un de ceux de son métier, mais celui d’un corps étranger. Timothy se retourna vers sa source, l’ouïe fine, toujours tellement encombrée d’indices que seul lui percevait après cinquante ans. Seulement, ses yeux rencontrèrent un environnement soudainement inversé. Quand il tenta de faire marche arrière et de regarder face à lui, à la recherche des pièces mécaniques, il ne rencontra que le vide piqueté des flammes des lampes à huile des rues.
Il était à l’extérieur, perché sur un échafaudage de bois sombre et ballotté par un vent fait de vagues aussi nébuleuses que de l’écume. Il se frotta les yeux avant de remarquer un oiseau aux couleurs des ombres, perché sur l’aiguille des minutes. Il y reconnut l’allure tout en courbe d’un choucas des tours. Il avait l’air légèrement sonné, son œil blanc fixait sur le mouvement qui ne venait pas.
Il avait figé le temps.
22h52 aurait déjà dû tourner. Timothy se raccrocha à la barrière de sécurité de son perchoir, l’autre main sur sa poitrine.
— Je suis le gardien des horloges, croassa d’une énergie étrange le volatile. Excusez cette arrivée brutale, mais la vie ne m’attend pas pour autant.
L’homme reprit ses esprits et détacha son tablier pour mieux se présenter à ce qu’il pensait lui arriver et le suspendit avant d’incliner la tête :
— Vous venez m’emmener vers l’au-delà ? Je suis prêt, grand gardien du temps, déclara-t-il avec autant d’angoisse que le respect pouvait cacher.
L’oiseau s’ébroua, la lumière diffusée par l’éclairage orangé du cadran détachant sa silhouette avec autant de détail que l’était cette tour pleine de fines colonnes sculptées d’arabesques. Son style gothique était sublimé d’une inspiration verticale britannique. Plus de quatre-vingt-dix mètres de haut d’une élégance que l’on pouvait observer même dans les fermes les plus en bordure de la ville.
— L’horloge s’est-elle arrêtée ?
La question du volatile le prit par surprise.
— Bien sûr, cela est sous nos yeux !
— Nos yeux…, sembla réfléchir le choucas. Vos yeux ne voient que ce que vous désirez.
Timothy resta muet de confusion.
— Vous ne voyez qu’une horloge qui s’est arrêtée, moi, je vois le temps qui prend une respiration, vous comprenez ?
Il secoua la tête :
— Ce que vous dites revient au même. Mon temps à moi est terminé, c’est comme ça. N’est-ce pas le rôle d’un gardien que de me le prendre ?
L’oiseau s’ébroua et déploya ses ailes et sa queue comme une ombre chinoise en harmonie entre ombre et lumière :
— Je me contente de voler dans le sillage de vos perceptions. N’avez-vous jamais remarqué que le temps ne cesse de se moduler ? Jamais il ne s’arrête, il n’a aucune source et aucune destination. Il ne naît pas, ni ne meurt. Vous être emplis de peur. La vie n’attend personne, ne ratez pas cette nouvelle envolée.
Sur ses mots, il sauta dans le vide, battant des ailes à la recherche du courant qui allait le porter et un dernier chuchotement lui parvint à l’oreille.
— Vous êtes le seul à maîtriser le temps, je n’en suis que le gardien.
22h52 s’enclencha finalement.
Timothy se réveilla face aux engrenages et aux moteurs en un clignement d’œil, tremblant. Il tourna à la recherche de l’oiseau, mais il était à nouveau seul dans cette tour avec son cœur fragile. Alors, il comprit le message de ce rêve, mélange de vision, de psychose et peut-être de magie et décida de s’asseoir face aux aiguilles et de profiter du choix qui lui restait : apprécier le temps pour qu’il dure plus longtemps.
3 commentaires
Griffargent
J’aime beaucoup la description que tu as su faire de l’horloge et du temps. On comprend facilement ce que tu veux décrire et raconter. Ton style est bon mais reste à travailler pour fluidifier la lecture. Je trouve certaines phrases un peu longues, qui pourraient être dites en 2 phrases ( je pense notamment à la phrase du noeud papillon qui fronce à cause de la transpiration. J’aurais mis un point juste apres « sa tête était pâle » pour alléger mais ce n’est que mon avis 😉 )
A un moment j’ai trouvé que ton texte ressemblait plus à un extrait de roman qu’à une nouvelle, mais avec ta chute, bien amenée, on a bien confirmation qu’il s’agit d’une nouvelle.
Retravailler un peu le style, mais sinon ton texte est bon. Tu as beaucoup de vocabulaire et tu nous entraines dès le départ, ce qui est appreciable ^^
Clara
Ton analyse est super intéressante et constructive, je vais la prendre en compte pour l’avenir !
Merci beaucoup de l’avoir partagé !
Simon Maero
Très belle réflexion sur le temps et les points de vue, deux sujets que j’apprécie particulièrement. Le temps a malheureusement tendance à ne pas se plier à nos désirs, je trouve (bizarrement, ce sont les instants parfaits qui s’enfuient le plus vite malgré nos efforts) mais l’imaginaire est justement l’endroit où changer le monde… merci de cette petite escapade 🙂 Aucune critique « négative » sur le style, personellement, j’aime varier le rythme et donc la taille/complexité des phrases… j’ai sans doute fait bien « pire » en complexité sans trouver cela dérangeant. Cette nouvelle est pour moi intégralement agréable à lire, et chacun son style, de toute façon, comme l’a intelligemment rappelé Griffargent.
J’aime particulièrement la formulation » le mécanisme qui leur permettait de faire passer le temps », cela dit. Dans une oeuvre de plus large ampleur, j’y aurais entrevu la potentialité d’une forme de magie temporelle, ou quelque chose de cet acabit. Dans cette nouvelle, je l’ai pris comme un clin d’oeil inattendu… et d’autant plus apprécié 😉